Avignon, place Crillon, minuit et
des brouettes. Toute la place est connue pour ses ambiances branchées, sa
clientèle noctambule et friquée dont seulement quelques narines ne s’illuminent
pas de cocaïne. Place Crillon, c’est le milieu de la nuit avignonnaise, la
crème de la crème des soirées branchouilles. Nous ne connaissons pas vraiment,
on se laisse tenter par l’établissement la Comédie, et entrons dans le bar
bondé, parce que finalement, pour tout dire, on n’a jamais vraiment passé de
soirée sur cette place. Direction le bar, commandes prises de quelconques rhum
coca ou vodka pomme de mauvaise qualité, on trinque, discute, rigole, fait
connaissance. La tendance ici c’est typé caucasien, bon un peu bronzé, à la
limite, plutôt aux ultra-violets dans la mesure du possible, bien que quelques
cinq-six profils nord-africains réussissent à se fondre et s’intégrer dans
cette masse mêlées de costumes, robes courtes et talons. Une amie sort cependant
totalement du lot : belle peau de camerounaise et dreads locks bien coiffées
sur la tête, accessoires et tenue so chic qui entrent parfaitement dans les codes
de la soirée qui se déroule. Dix minutes. C’est le temps total de la « bonne »
partie de soirée dont nous avons pu profiter, après lesquels un acte d’une
ignominie sans borne, aucune, est venu troubler cette prometteuse première dans
le milieu Hype-Plus-Plus-Avignonnais.
Le perturbateur ? Un homme, visiblement
lucide, d’une quarantaine d’années, crâne rasé aux cheveux blonds naissants
autour d’une légère calvitie, œil espiègle et rieur d’un bleu (ou vert ?)
clair et limpide, masse imposante, peu bavard et accoutré d’un tee-shirt sur
lequel s’étire sur tout le long de son buste bedonnant la marque Lonsdale (dont on prêterait aux initiales du centre NSDA
le sens de National Sozialistiche Deutsche Arbeiter, en référence au parti
hitlérien). Après nous avoir regardé entrer et commander, c’est tout
naturellement que monsieur a décidé brusquement de se soulager des quelques
verres qu’il avait ingérés, non pas aux toilettes, libres et situées à un mètre
de là, mais directement sur mon amie. C’est en sentant le jet chaud et liquide
sur sa jambe qu’elle s’est retournée et a vu cet illuminé diriger son flot
d’urine en sa direction. Se rendant compte qu’on le voyait, il a ensuite rangé son
engin comme un enfant cache ses bonbons, tout en bafouillant face aux
invectives des deux-trois personnes interpellées par le ton montant. Explication
des faits devant le serveur : il avait fait une petite blague, en fait
« ce n’était que du coca », il avait juste fait croire avoir uriné
sur sa jambe pour le fun ! Et ce tout en se glissant tranquillement vers
la sortie, nous faisant face, sans être inquiété de quelque poursuite que ce
soit, ayant même le temps de chuchoter un au revoir à son collègue resté
tranquille à sa table.
Mon amie à la jambe souillée est
restée abasourdie, moi aussi, prises d’angoisse, les yeux écarquillés vers le
patron à qui nous demandions comment se faisait-il que ce genre d’acte se
produise dans son bar, lui jurant que c’était effrayant. Réponse :
« Moi je trouve que ce sont les gens qui prennent les autres de haut qui
sont effrayants ! On l’a sorti ! –enfin il est sorti tout seul– et
qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? Le taper ?!?» d’un air
dédaigneux. Pour cet individu aux
manières étranges, seulement un exaspéré
« Ho tu fais chier ! », balancé en l’air en tout et pour tout,
comme seule remontrance et punition. C’est à nous, en revanche, sidérées et tremblantes
de la tête aux jambes, qu’on a finalement parlé, pour nous rassurer , dont
le patron: « ho elle est choquée, mais elle est toute mignonne en
plus ! Allez fais moi un sourire, et un vrai hein ! »/« Ouais
c’est vrai que c’est pas correct, mais bon ! J’ai déjà vu des trucs pires ! »
(Ah bon !?!)/« Ca va c’est rien, c’est de la pisse. Ca sert à rien de
se rincer ! ». Bisous sur le front par-ci par-là d’individus
sombrement inconnus n’ayant pas levé un petit doigt face au molosse, coupes de
champagne offertes en guise de réparation, et relations soudainement amicales. Et
personne pour corriger cet écart de civisme, et qu’il soit racial ou non,
personne pour l’arrêter et lui dire qu’il a outrepassé les limites, qu’il a
attenté contre la dignité d’un être humain, personne pour lui expliquer, de
quelque manière que ce soit, verbale ou physique, que ces idées saugrenues ne
sont pas les bienvenues et ne sont ni acceptées ni acceptables dans notre
société. Non, parce que la société n’a pas moucheté face à cet homme, elle est
restée là, a vaguement regardé, a ingéré, gobé cette violence extraordinaire,
normalement, communément, et s’en est retournée vaquer à ses futiles
occupations pseudo-festives. Puis la place s’est vidée vers les boîtes de nuit
et soirées. Et nous nous étions là, seules, désorientées dans nos valeurs
profondes.