Petit jeu : ils prospectent dans tous les restaurants, larges sourires sur leurs visages de jeunes qui-n'en-veulent, en costumes pour les hommes, tailleurs et talons pour les femmes, catalogues colorés sous le bras, et ordinateurs vissés à la main. Chaque restaurateur ou chef de cuisine a droit à leur passage plusieurs fois par an, pour se voir proposer de chatoyants produits. Qui sont-ils ? Les pros répondront facilement, les autres ne trouveront jamais. Alors ne faisons pas durer le suspens plus longtemps : "ils", ce sont les démarcheurs des grossistes industriels de l'agroalimentaire, alias distributeurs de produits alimentaires.
Les distributeurs de produits alimentaires, vous les connaissez déjà sûrement. C'est Tricatel, l'usine qui fabriquait autant salades que poulets ou poissons à base de pétrole dans le mythique film l'Aile ou la cuisse. Bon, en moins grossier et caricaturé, on leur accorde. Dans notre décennie, c'est notamment grâce à la médiatisation d'une bête tarte au citron (documentaire Les dessous de la pâtisserie), vous savez, celle où est écrit "citron", que le grand public a entendu parler pour la première fois de ces fameuses
entreprises. Leurs noms ? l'empire Métro (capital de 45 750 000 euros, on ne fera que le citer), Pomona (capital de 6 567 380 euros), Davigel (capital de 7 681 250 euros), Brake France Service (capital de 72 000 000 euros), Réseau Krill-Renaud Guinard (capital de 947 680 euros), Relais d'Or - Miko (hé non, ils ne font pas que des glaces ; capital de 1 366 718 euros) , pour ne
citer qu'eux, puisqu'il en existe bien d'autres proposant des
gammes diversifiées de beaux produits fabriqués en usines. Leurs compétences ? Rendre très lucratifs les mets vendus dans les établissements de restauration devenus maillons de finissage d'une chaîne de production. Livrés discrètement aux aurores, ils sont traiteurs, restaurants ou cantines à profiter des aubaines, en fermant les yeux sur la qualité, la provenance des produits (sauf pour le frais, parfois), et en rognant sur les salaires d'un personnel compétent, grâce à une armée d'ouvriers.
Car, magie !, plus besoin de cuisinier pour servir aux clients des petits plats parfaitement calibrés mignons tout plein, et appétants (oui oui, appétants) à souhait. Non, aujourd'hui, juste besoin de manier la paire de ciseaux avec dextérité pour sortir les préparations de leurs 36 emballages plastique, puis de les poser gentiment dans le four si nécessaire, ou direct dans les assiettes. Les seuls chefs compétents, dans cette histoire, ils sont passés du côté obscur de la force. Devenus commerciaux pour les grandes boites, ou consultants en laboratoire -à l'instar du groupe du Saint Père Alain Ducasse pour Brake France (qui joue donc autant sur l'excellence du fait maison pour ses propres établissements que sur la médiocrité de l'industriel)- où ils servent à fournir des recettes qui finiront produites à grande échelle, surgelées ou sous-vide. Loin d'être une exception, la tarte
au citron, et la pâtisserie plus généralement, n'est en fait qu'un brin de foin dans la grosse botte des grands
groupes de distributeurs, qui élargissent les gammes entre produits bruts et finis, aux prix défiant toute concurrence artisanale. Ben oui, la main d’œuvre c'est le plus cher...
Alors, que nous préparent-elles donc de bon, les grosses machines industrielles françaises, contrôlées par des mains de maître par des ouvriers ? Menu en trois étapes, florilège de catalogues à destination des pros, rien que vous ! La Tambouille est heureuse de vous présenter la carte "industrie enfumante" 2014-2015-2016 :
L'entrée :
- Chez Davigel, on pourra se sustenter de gambas en marinade par exemple, puis de carottes râpées maraîchères, de taboulé, ou de salade thaï poulet crevettes et mangues. Parce que c'est vachement dur de faire tout ça maison, quand même, puis, ça nique le business niveau timing de râper la carotte...
- Chez Pomona, pour les fêtes, on propose aux chefs de servir à leurs veinards de clients un petit tartare de saumon express, comme ça, tout frais. Ou un de Saint-Jacques tiens ! , spécial établissements semi-gastros. Mais aussi une salade de gambas aux mandarines, parce que des plats concept, ils en ont plein le cabochon, chez Pomona !
- Chez Brake, on trouvera le fameux saumon gravelax, une salade de mini-pennes au poulet, une tourte feuilletée au canard et champignons... Simplicité, belle présentation et provenances vérifi... Ah non, pas ça, pardon ! Ils ont beau avoir Ducasse chez Brake, faut pas pousser mémé dans le macaron Ladurée non plus !
- Chez le Réseau Krill : pourquoi pas partir sur un tartare de jambon cru tomates et parmesan ? Ou alors sur des avocats-crevettes qu'on pourra se targuer d'avoir dressés soi-même en verrines grâce aux crevettes cocktail décortiquées, aux segments de pamplemousse prêts à l'emploi, et au guacamole épicé AVEC MORCEAUX svp. C'est pas de la merde quoi ! Tellement dur d'écraser un avocat...
Le plat :
- Chez le Réseau Krill : une cassolette de noix de Saint-Jacques et écrevisses ("carton de 120gx5 pièces. 2,32 euros la pièce. 20 à 25min au four préchauffé à 210°C sans décongélation préalable" tout bénèf la cassolette ! ). Sinon, on peut aussi choisir un petit fondant de poulet farci aux cèpes à 1,49euros, mais c'est plus long à chauffer ("45min au four préchauffé à 160°C")...
- Chez Brake : hum, un petit parmentier de canard confit. Ah non, plutôt un cassoulet au confit de canard en kit, ou bien... Pourquoi pas un couscous traiteur plutôt ? Entre son poulet, ses boulettes de bœuf, ses légumes et sa semoule aux raisins, on envoie du plat divinement complet ! Sinon il y a le millefeuille aux deux carottes et betteraves, pour être vraiment tendance, mais surtout, O.R.I.G.I.N.A.L !
-Chez Pomona : soyons fous, avec une petite folie exotique : purée de patates douce, ou de vitelotte, pour la couleur, à réchauffer tranquillement à la casserole. A 8,60 euros HT le kilo, ce serait bête de s'en priver pour accompagner l'estouffade de poulet aux chanterelles à 2,625 euros la portion ! A moins qu'on se penche sur cette petite queue de lotte à l'armoricaine fort sympathique... 2,501 euros la portion, tu la vends à 18 euros, tu te mets bien sur le coef poto !
- Chez Davigel : houuu les belles tranches de lomo de porc Marsala, aux petits lardons, tomates et jus de veau, déjà coupées et cuites pour gagner un max de temps et de blé. A moins que... La souris d'agneau rôtie cuite d'avance avec son petit jus au thym, accompagnée du beau gratiné de courgettes et tomates à la provençale, ça fait plus "fait maison", non?
Le dessert, le chouchouté :
- Chez Brake : allez, il fallait qu'elle sorte, quand même, LA tarte au citron meringuée "Piquée Main" s'il vous plaît (hommage aux ouvriers piqueurs, poinçonneurs des Lilas modernes). Quoique peut-être la brioche perdue imbibée "façon pain perdu", ou sinon les crème brûlée et panna cotta en en bouteille de 1 litre juste à faire chauffer rapidos et à couler dans un beau petit ramequin.
- Chez Pomona : on se laisse tenter, évidemment, par le feuillantine chocolat en bande de 10 portions, LE Royal des pâtisseries, si chocolaté, craquant et fondant à la fois. A moins de se laisser titiller par le nougat glacé, glace de l'hiver par excellence, à seulement 1,100 euros pièce. Sinon, pour faire un peu plus maison-frais-et-patati-et-patata, on peut se contenter d'une petite salade de fruits d'automne en seau de 5kg, à 4,830 euros le kg.
- Chez Davigel : un beau miroir mangue-passion dont on ne peut nier qu'il est bon, parce que l'industriel n'est pas nécessairement synonyme de mauvais goût, c'est triste, mais il faut quand l'avouer... Mais on peut remettre la déception sur le devant de la scène rapidement, avec le tiramisu delizioso, particulièrement fade et sucré. Les glaces ont toute leur place chez Davigel, partenaire commercial de La Laitière, qui vous offre un petit cours de management, de "règles de l'art" et d'organisation, en fin de catalogue. Et les coulis, crème chantilly, sauces et tout le tintouin bien sûr...
- Chez le Réseau Krill : tiens ! On ne retiendra qu'un dessert, qui ferait presque fait maison, tellement la composition surprend par son caractère scabreux : l'entremets mousse au chocolat profiteroles. Le chef cuisinier de l'enseigne l'affirme, dans le petit encart-chronique : "Le dessert est bien souvent la signature du repas". Fantastique.
Des menus alléchants qui ne font que rarement tâche dans les assiettes, fondus dans le paysage, incognitos. Lissage des goûts, des cartes, et pertes de savoirs manuels. Un beau tiercé gagnant pour gonfler les chiffres -en hausse- de ces géants de l'agroalimentaire. Seul moyen de ne pas se faire blouser : s'intéresser de près aux chefs, demander des comptes sur les provenances et la fabrication des plats au personnel de salle, si elles ne sont pas déjà sur la carte, suivre la Tambouille (!) ou encore repérer le logo fait maison, petite casserole surmontée d'un toit. Quoique... Puisque le site du service-public.fr précise quand même qu' "il n'y a aucune procédure de certification ou de labellisation, aucun examen de passage, aucun contrôle préalable"... Bon, du coup, faites comme vous pouvez, mais n'oubliez pas, la cuisine doit être affaire de gestes et de sensibilité comme tout art, parce que "de tous les arts,
celui qui nourrit le mieux son homme, est l'art culinaire". Soyez vigilants !
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