Que deviennent les bons vieux bœuf-carottes, navarin
d’agneau, blanquette de veau, potée, cassoulet, et toutes ces tambouilles familiales d’antan, négligemment démodées par les détracteurs
contemporains? Autant de recettes ancrées de traditions régionales transmises
et cuisinées par des générations entières de mères collées aux cuisines pour
nourrir et donner des forces aux maris et enfants, avec goût. On les
retrouvait, dans les souvenirs, rangées soigneusement, perdues entre deux pages
de la Cuisinière Bourgeoise ou répertoriées dans un cahier sali, auréolé de
beurre, amandes ou crème, tâché de fabuleux héritage alimentaire. « La
culture dont nous parlons est silencieuse et dépourvue de tout pédantisme. Elle
ne se sait pas culture, d’ailleurs, […] c’est, dans la vacance d’un jour d’été, la
recette que confie la mère a sa fille comme un vieux secret de famille, une
lettre jaunie par le temps. » écrivait Alain Chapel. A présent on regarde s’éloigner
doucement le temps du plat mijoté des heures et apporté comme ça, dans son jus
et sa présentation négligée, plein d’arômes forts en saveurs régionales, parce
que pour qu’une recette vaille la peine de s’y arrêter, force est de constater
qu’il faut faire dans l’exotisme et les présentations béton.
Mélanges improbables trouvés sur internet ou mal griffonnés
sur un bout de papier pendant une énième émission de cuisine , touchant
désormais autant les hommes que les femmes, pour faire des plats qui en jettent,
la voila, la nouvelle vague gastronomique des sphères intimes. C’est beau, ou
pas, parfois étonnant (Chefsimon, Albarock), quelques fois surprenant, voire même souvent complètement
improbable ou raté. Ca se présente sous formes de cocktails dinatoires,
bouchées, verrines, croquettes, bref, il est loin le temps de la bonne
franquette d’un pot-au-feu convivial bouillonnant dans sa cocotte (inclus
partage de la moelle). La raison ? Papa pique, et maman coud. Et maman ce
n’est plus dans le canapé qu’elle coud, elle coud maintenant à l’atelier, ou au
bureau, dans son fauteuil de pdg, postière, ministre ou… que sais-je ! De
toute façon elle ne coud même plus… Depuis
la révolution sexuelle, la femme s’est émancipée et n’a donc plus vraiment le
temps de cuisiner, c’est boulot-boulot-boulot, rentrer du travail exténuée,
sans envie aucune de passer une heure ou même la moitié à cuisiner un foutu
rôti de porc. Somme toute comme les maris de la pré-révolution, fatigués de
longues journées harassantes de stress !
Alors Picard, Carrefour, Fleury Michon,
Sushi Shop, Mc Do, Pizza Presto ont pris quasi entièrement le relai,
démocratisant précuit, préfabriqué, surgelé,
ou prêt à l’emploi pour simplifier la tâche aux travailleurs et
travailleuses pris par l’urgence d’une vie passée à courir. Résultats : gaspillage financier et alimentaire,
enfants qui pensent que la purée résulte d’un savant mélange de flocons secs et
de lait, obésité grimpante inhérente à la saturation en sucre, sel et graisses
néfastes du tout-prêt, et parents dépassés par la question alimentaire, seuls
face à des rayons de supermarchés remplis de desserts plus chimiques et variés
les uns que les autres. Le tout certifié « bon » par des chefs
cuisiniers visiblement en manque d’actualité ou d’argent. Parti pris d’un monde
moderne, placer la nourriture au rang de seul besoin primaire de se nourrir, ou au contraire faussement
« tendance », rompt avec tout l’aspect social qu’elle engendre, tant
sur le plan de la transmission de savoirs et de connaissances que sur le plan
des rapports humains. Antonin Carême disait «
Lorsqu'il n'y a plus de cuisine dans le monde, il n'y a plus de lettres, d'intelligence
élevée et rapide, d'inspiration, de relations liantes, il n'y a plus d'unité
sociale. ». Alors
parce que sortir un biscuit de son emballage et le donner à son
enfant n’a pas le même effet que lui faire casser des œufs et
regarder par la porte du four gonfler son gâteau, parce
que cuire sa poêlée de légumes surgelée n’a ni le goût, ni les vitamines, et ni
la tenue des produits frais, et parce que le couscous Garbit n’égalera jamais
celui de mamie, prenons le temps de sauver ces précieuses archives pour
continuer de graver les sens en éveil de leurs douces et discrètes empreintes.